Stefan Zweig
Au premier coup d'œil, je fus
dépité et amèrement déçu : ce livre que j'avais escamoté au prix des plus
grands dangers, ce livre qui avait éveillé en moi de si brûlants espoirs,
n'était qu'un manuel du jeu d'échecs, une collection de cent cinquante parties
jouées par des maîtres. N'eussé-je pas été enfermé et verrouillé, j'aurais,
dans ma colère, jeté le livre par la fenêtre, car, au nom du ciel, que
pouvais-je tirer de ce traité ? Au temps où j'étais au gymnase, j'avais
essayé, comme la plupart de mes camarades, de faire marcher des pions sur un
échiquier, un jour que je m'ennuyais. Mais comment me servir de cet ouvrage
théorique ? On ne peut jouer aux échecs sans partenaire, encore bien moins
sans échiquier et sans pièces. "Je feuilletai le volume avec mauvaise
humeur, dans l'espoir d'y découvrir tout de même quelque chose à lire, un
avant-propos, des instructions. Mais il ne contenait que des diagrammes de
parties célèbres, avec au-dessous, des signes qui me furent d'abord
incompréhensibles : a2-a3, Sf1-g3, et ainsi de suite. C'était, me
semblait-il, une sorte d'algèbre, dont je n'avais pas la clé. "Peu à
peu, je compris que les lettres a, b, c, désignaient les lignes longitudinales,
les chiffres de 1 à 8, les transversales, et que ces coordonnées permettaient
d'établir la position de chaque pièce au cours de la partie ; ces
représentations purement graphiques étaient donc une manière de langage. Je
pourrais peut-être, me dis-je, fabriquer une espèce d'échiquier et essayer
ensuite de jouer ces parties. Grâce au ciel, je m'avisai que mon drap de lit
était quadrillé. Soigneusement plié, il finit par faire un damier de
soixante-quatre cases. Je cachai alors le livre sous le matelas, après en avoir
arraché la première page. Puis, je prélevai un peu de mie sur ma ration de pain
et j'y modelai des pièces, un roi, une reine, un fou et toutes les autres.
Elles étaient bien informes, mais je parvins, non sans peine, à reproduire sur
mon drap de lit quadrillé les positions que présentait le
manuel. "Néanmoins, lorsque je tentai de jouer une partie entière,
j'échouai d'abord, à cause de mes ridicules pièces en mie de pain que
j'embrouillais continuellement, parce que je n'avais pu mettre sur les
"noires" que de la poussière en guise de peinture. Cinq fois, dix fois,
vingt fois, je dus recommencer cette première partie. Mais qui au monde
disposait de plus de temps que moi, dans cet esclavage où me tenait le néant,
qui donc aurait pu être plus avide et plus patient?
Au bout de six jours, je jouais
déjà correctement cette partie ; huit jours après, je n'avais plus besoin
des pièces en mie de pain pour me représenter les positions respectives des
adversaires sur l'échiquier. Huit jours encore, et je supprimais le drap
quadrillé. Les signes a1, a2, c7, c8 qui m'avaient paru si abstraits au début
se concrétisaient à présent automatiquement en images visuelles. La
transposition était complète : l'échiquier et ses pièces se projetaient
dans mon esprit et les formules du livre y figuraient immédiatement des
positions. J'étais comme un musicien exercé qui n'a qu'un coup d'œil à jeter
sur une partition pour entendre aussitôt les thèmes et les harmonies qu'elle
contient. Il me fallut encore quinze jours pour être en état de jouer de
mémoire toutes les parties d'échecs exposées dans le traité ; je compris
alors quel inappréciable bienfait ce vol audacieux m'avait valu. Car j'avais
maintenant une activité, stérile si vous voulez, mais une activité tout de
même, qui détruisait l'empire du néant sur mon âme. Je possédais, avec ces cent
cinquante parties d'échecs, une arme merveilleuse contre l'étouffante monotonie
de l'espace et du temps.
Extrait du livre de Stefan
Zweig le joueur d'échecs 1943